"Je suis moi-même la matière de mon livre"
Ce n'est pas une phrase de Henri-Frédéric Amiel; pourtant il aurait pu l'écrire ! C'est une citation du philosophe Montaigne.

LE JOURNAL INTIME
- Introduction : Définition du journal intime en deux mots :
Par son écriture le journal intime a un effet cathartique sur son auteur : il est un soulagement de l'expression des sentiments, le seul fait de l'écrire permet de mieux les comprendre et, sur la durée, de mieux se connaître soi-même. Savoir qui l'on est et qui l'on a été, voilà la finalité du diariste. Le proverbe socratique, mot-clé de l'humanisme, devient chez Amiel une réalité vécue, écrite et lisible par tous.
-1- Premier Journal et Journal Intime :
Amiel utilisa le qualificatif de 'Premier Journal' pour différencier ses premiers écrits en la matière effectués alors qu'il n'avait que 18 ans, en 1839, de sa décision ferme et définitive de tenir régulièrement cette fois, à partir de 1847, son 'Journal Intime'. Il s'astreindra désormais à partir de cette année-là à une rédaction quotidienne assidue appliquant ainsi en le transformant le précepte de Pline le Jeune, "nulla dies sine linea" soit : pas de journée sans ligne écrite, et même s'il n'avait rien à marquer pour une journée, il pourra indiquer cette contradiction singulière 'Aujourd'hui, rien d'écrit', ce qui peut faire penser à ce que le roi Louis XVI a inscrit sur l'agenda qu'il tenait de ses journées, pour celle du 14 Juillet 1789 !
-2- Pourquoi et comment un tel Journal ? Quelques pistes de réflexion :
Par sa longueur ce Journal va ébranler une des certitudes sur lesquelles la vie intellectuelle avait jusqu'alors prospéré : celle que si le monde est bien vaste et complexe, par contre les livres, même s'ils sont longs, sont quand même assez courts, et que l'on pourra sans doute toujours substituer au visible bien compliqué du monde, le visible et lisible bien plus simple des livres qui eux, parlent de ce monde. Et avec ce journal c'est tout un monde; faut-il vraiment l'arpenter d'un bout à l'autre dans sa totalité pour saisir ce qu'il contient ou peut-on se contenter de savoir qu'il a été rédigé, qu'il existe, pour prendre enfin conscience qu'il y a avec lui quelque chose qui a changé, que l'infinitude morale d'un homme a pu s'égrener dans un livre aussi infini. Edmond Jaloux a dit de ce Journal d'Amiel qu'il est "La plus extraordinaire tentative qui ait été jamais faite pour dire la vérité sur soi-même" : Tous les auteurs d'autobiographie veulent consciemment laisser une trace de leur vie mais inconsciemment ils sont à la recherche de leur double, ceci depuis Flavius Josephe jusqu'à nos jours.
Et il se trouve qu'il y a d'autres effets de cette oeuvre 'sans qualités' , sans ces qualités traditionnelles ou habituelles en littérature.
Sa profondeur comme sa longueur ont fixé le genre littéraire, et il sera dès lors assez utilisé, souvent par des grands écrivains, reconnus; ce sera avec André Gide que le diarisme deviendra pleinement une littérature.
Amiel fixe dans le temps chacune de ses écritures, la datant et parfois à l'heure près. Comme le disait Maine de Brian "Notre existence est successive et ne saurait être conçue autrement". Et pour lui il y a trois catégories de relations à soi à exprimer : les acta (les faits), les cogita (les pensées) et les sentita (les sentiments). L'écriture amielienne avance comme la vie avance, un peu au hasard, avec ses imprévus comme peuvent nous l'offrir les évènements, rencontres prévues comme inopinées, humeurs du moment, idées qui on ne sait pourquoi arrivent à tel temps, pensées traduites en phrases pures et définitives. Un écriture franche qui ne fut possible que sous couvert, dans l'intimité de soi car vécue comme une de ces maladies dites alors 'honteuses', ou comme une 'mauvaise habitude', et touchant au sexe; elle ne pouvait s'épandre que dans le secret de son scripteur. Le 7 Avril 1850 il le décrit même comme une médecine : ce journal est ma pharmacie, et (il) doit chercher à être mon mirroir; non à m'amuser.
Même si le diariste, celui qui écrit chaque jour, a beau jeu de dire qu'il n'écrit que pour lui, il est aussi évident qu'il veut par là laisser une trace, et aussi un plaidoyer pour s'expliquer. Il sait bien qu'au bout du compte il y aura sans doute un lecteur de ses écrits qui ne sera pas (plus) lui-même. Et par le choix des faits qu'il relate, car il ne peut tout dire, comme tout un chacun ne peut embrasser tout ce qui peut se passer, le diariste essaiera de donner une certaine vision que le lecteur pourra se faire de lui. Contrairement cependant à l'autobiographe qui rend compte bien après coup des évènements de sa vie, qui a eu le temps de les tamiser et de les préparer à son goût, le diariste prend le risque d'aligner ses mots sans trop réfléchir, "à chaud", sans non plus connaître ce dont l'après-écrit sera fait, ou plutôt ce que sa pensée pourra noter (et infléchir) ensuite. Et en ce sens il est plus vrai, plus réel et proche de la réalité du moment que l'autobiographie remaniée et bien construite.
Le journal intime est par là, la forme littéraire la plus libre qui soit, c'est un vrai bric-à-brac, admettant autant le genre 'essai' que le genre 'récit, et plus encore le soliloque. Toutefois pour être vraiment considéré comme 'intime', il est nécessaire qu'il soit essentiellement axé sur la personne qui le rédige.
C'est par cette compréhension du journal que Henri-Frédéric Amiel s'est bel et bien inscrit dans la modernité littéraire. Durant toute sa vie il a utilisé deux mots interdits, deux mots qu'aucun homme bien né ou bien en société n'utilisait alors, deux mots pourtant qu'un grand écrivain et penseur comme Montaigne avait révélés, mais que l'on ne comprenait qu'en poésie, chez le moderne Baudelaire par exemple, deux mots nouveaux en somme, tout à fait capables de provoquer une véritable révolution, mentale cette fois, deux mots enfin que Gide et Proust, l'un par son autobiographie et son journal, l'autre par l'établissement de sa subjectivité, mettront au coeur du siècle suivant : ces mots les voici, ce sont : 'JE' et 'MOI'.
Et plus que ne put le faire Flaubert avec l'angoisse de la page blanche, Amiel avait bien réussi à lier écriture et impossibilité. Par un goutte-à goutte infécond le diariste Amiel est la parodie exactement opposée à la satire du poème mallarméen dont André Gide semble s'être fait l'écho dans son "Paludes" écrit en 1895, laquelle oeuvre donne à voir un jeune homme qui s'enfonce dans des envies d'écriture comme on peut s'enliser dans un marais.
Il y eut donc bien une influence, mais comment ceux qui se sont plongé dans le texte, qui s'y sont ennuyé et s'en sont irrité, l'ont jugé indéfendable, auraient-ils pu comprendre cette influence? Paul Bourget par exemple parlant au nom de la littérature, a sévèrement jugé le cas de notre diariste comme étant la "variété ultime et morbide de l'individualisme"; il s'éleva contre ce Narcisse qui se regarde, se contemple, se voit lui seul, au lieu de se positionner au monde. Pour lui ce journal, et il en avertit les lecteurs, ce n'est pas de la littérature mais son 'dévoiement'. Quelques autres sont allé jusqu'à traiter Amiel de névropathe, heureusement quand même inoffensif.
Bien que tout conduise à penser que Henri-Frédéric ait été soit névrosé obsessionnel, soit maniaco-dépressif, enfin bref malade, et cela est unanimement admis et explicable, on doit quand même admettre à la suite que l'on est devant la question de la double longévité de sa prose intime : une longévité de la période couverte (anthume) de 42 ans de suivi écrit de soi, et une longévité postérieure à sa vie (posthume) qui débute dès sa mort et se poursuit toujours (soit plus de 130 ans). Depuis sa mort et la publication longtemps limitée par fragments de son Journal, de très grands noms de la littérature ont lu des parties de son oeuvre : Léon Tolstoï en tête bien sûr, André Gide (Prix Nobel 1947) ou l'immense Paul Valéry, d'autres plus près de nous comme on l'a dit page précédente et des chercheurs, universitaires ou pas, en nombre, à travers le monde. Voilà une oeuvre qui n'avait que peu de chances d'exister hors de son auteur, d'être publiée, ayant beaucoup de défauts morbides mais non fatals, qui a traversé sans problème le XXème S. et qui continue à alimenter autant la critique que la recherche scientifique, une oeuvre bien vivante.
Pourtant de quoi nous parle-t-elle? On n'y peut voir de sujet bien défini, aucun projet dessiné, l'auteur semble n'y rien faire d'important, ni pour lui, ni pour nous, et même souvent ne rien faire du tout! Bien qu'on y bavarde, qu'on y divague, qu'on y piétine ou erre dans le même marais, qu'on n'y écrive que pour écrire, sans début ni terme, sans aucun plan, en s'arrêtant de plus chaque jour, qu'on y discourt inlassablement tant qu'on en arrive à ne plus savoir où l'on en est, que le modèle pondu n'a donc aucun statut littéraire, et que, parvenu au terme de son existence, on ne le comprends plus trop (l'auteur comme son journal, dans le sens initial de prendre avec soi) en tous cas mal pour pouvoir le publier, pour le sauver, qu'en supprimant la quasi-totalité de l'énorme tout?
Une hypothèse pour répondre à cette question majeure : On sait qu'Amiel avait lu longuement le philosophe Hegel qu'il a d'ailleurs enseigné. Devant cette encyclopédie philosophique dans laquelle tout est dit dans une organisation du savoir sans faille, nul doute qu'il put estimer, si l'on peut dire, combien le contraste était fort en comparant cette oeuvre aboutie avec sa propre 'oeuvre'. Finalement il pourrait avoir été un anti-Hegel et son journal, non pas un contre-Sainte-Beuve mais bien un contre-Hegel. A l'organisation extrême il répond en effet par la désorganisation, l'inachèvement, une réponse bien fragile et intellectuellement intenable, indéfendable et pourtant obsédante, en tous cas inoubliable; à la certitude hegelienne il forme comme une réponse qui dirait : "La conscience n'est que la conscience de soi; la pensée ne peut expliquer complètement; la tentation de mettre en ordre le monde est illusoire; il n'y a pas de cohérence dans la durée; et devant le réel si hétérogène, l'Etre Suprême des Déistes et métaphysiciens ne peut être qu'une simple illusion des langues européennes (le monothéisme résultant de l'opposition du singulier au pluriel) car l'existence ne peut se concevoir dans un temps continu mais dans la succession d'instants que rien ne lie entr'eux et dont le Journal en tant que juxtaposition de morceaux, est l'unique métaphore plausible, la seule équivalence".
En rapprochant Amiel de ceux qui ont répondu à Hegel comme Kierkegaard, Marx, Nietzsche ou Heidegger, pour ne citer que les plus grands, cette hypothèse permet alors de concevoir pourquoi il se trouve encore aujourd'hui des gens qui s'intéressent à ce fameux Journal d'Amiel, plus de 130 ans après la disparition de son auteur et qu'il est certain qu'il y en aura dans l'avenir.
(=> d'après les réflexions du riche blog de F. Comba, Profondeur de champ, sur le Journal d'Amiel, publié en Novembre 2012).
-3- Amiel et l'écriture de soi :
Amiel se révèle dans ces écrits l'un des maîtres les plus subtils et les plus exigeants de l'analyse psychologique et morale (cf. "Patrimoine européen..." J. Claude Polet, De Boeck Université, 2000). Son Journal va constituer et constitue toujours l'indispensable référence dans l'approche critique des journaux intimes, l'élément de comparaison avec tous les travaux de même type qui ne manqueront pas de suivre.
Les deuils parentaux qu'il dut vivre durant toute sa jeunesse l'ont profondément et durablement marqué pour toute sa vie on l'a dit; ils rendent compte largement de sa personnalité comme de ses comportements voire de sa pathologie tant ses écrits ont souvent une caractère excessif quasi même monstrueux.
L'intérêt pour ses écrits ne se dément toujours pas; son journal fait constamment l'objet de nombreuses études médicales, psychologiques tout autant que morales, historiques ou religieuses, sociales. Pourtant il faudra attendre 1976 pour que la maison d'édition "L'Age d'Homme" en entreprenne enfin la publication intégrale, pari difficile et risqué. Il est vrai que ce monument d'édition et d'écriture couvre plus de 40 ans de vie de son auteur, patiemment enregistrée sur près de 17.000 pages manuscrites : Il est LE modèle incontestable et incontesté du journal intime.
Roland Jaccard a écrit à son propos ces lignes : "Si le Journal d'Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n'est pas uniquement pour ses qualités littéraires mais aussi parce qu'il nous fait entendre pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d'une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé? Toujours est-il qu'Amiel inaugure dans le champ littéraire psychologique un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant et un après Amiel, comme il y a eu un avant et un après Freud". (Pourtant Freud est bien plus connu! NDLA).
Léautaud mis à part, il n'y a sans doute pas de phénomènes comparables dans toute la littérature universelle au Journal d'Amiel, à ce jour. Son journal fut pour lui un véritable objet transitionnel entre LA vie et SA vie, un substitut de l'existence qu'il aurait voulu avoir, notamment sur les plans affectifs (il en a tellement manqué étant jeune) et sexuel. "Ce que j'étudie ici," écrivit-il, "c'est donc l'essence de l'illusion, ... qui est propre à l'art et à la religion dans la vie adulte". Et, peu avant sa mort, il nota, lucidement, "Le monde se passera à merveille de moi"; il ne s'aimait pas et répugnait à prendre des (ses) lecteurs dans le filet de son œuvre; voilà qui le sort de ce "coma helvétique" selon le mot du critique Angelo Rinaldi. Il nous donne par cette réflexion une belle leçon de modestie et de délicatesse (cf. blog de Roland Jaccard).
Sa soumission à de précoces blessures affectives très graves, fera qu'il sera toute sa vie un blessé, voire un écorché, sensible à toutes les blessures, tous les rejets, même minimes. A ce niveau son Journal a certainement une valeur thérapeutique.
La force contenue dans ce journal conditionne véritablement celle de la plupart des journaux intimes qui suivent depuis, même si leurs différents auteurs tentent, eux, pour la plupart, de s'en distancer.
(=> "L'écriture de soi" Guy Besançon Collection "L'oeuvre et la psyché" Ed. L'Harmattan Paris 2002). D'après Thibaudet, les deux grands livres de cette littérature suisse sont les Confessions de Rousseau et le Journal d'Amiel. Tous deux naissent de cet examen personnel en lequel leur voisin français Stendhal voit la grande force opposée au catholicisme, Genève étant la cité calviniste par excellence. Mais Amiel appartint aussi à l'autre Genève, la terre d'échanges, neutre et européenne. Il deviendra finalement après Rousseau et Mme de Staël la troisième des grandes valeurs européennes fournies par Genève. (cf. A. Thibaudet, Intérieurs....Amiel; Plon, Paris, 1924).
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