L'ORACLE DE LA MORT DU GRAND PAN :
-1- Portée de cet oracle :
Voilà une histoire très curieuse d'hallucination collective pour certains, une preuve de la divinité du Christ pour d'autres, une parabole indiquant la fin du paganisme polythéiste et l'avènement d'une nouvelle religion monothéiste le remplaçant; racontée par Plutarque dans son traité "Sur la disparition des Oracles" c'est un fameux conte dont les allusions, les commentaires sont innombrables depuis le XVIème S. et sa redécouverte parmi tout ce que nous a laissé l'antiquité. Il appartient à la culture européenne et a donc exercé sur elle depuis tous ces siècles une séduction, une attraction remarquable. L'un des meilleurs exemples de la notoriété de cette histoire est sans doute celui d'une célèbre visionnaire chrétienne inspirée nommée Anne-Catherine Emmerlich (1774-1824); simple fille de paysans allemands connue par ses visions dans le monde entier mais ignorée longtemps par l'Eglise (elle ne fut béatifiée qu'en 2004) elle a raconté quasiment de la même façon ce message divin. On pourrait citer bien avant un auteur comme Montaigne qui note aussi cette mort d'un dieu pour parler de la quête de l'après-vie de Plutarque.
-2- Comment Plutarque eût-il lui-même connaissance de ce qu'il raconte? :
Né ~50 Plutarque partit étudier en Grèce comme c'était l'habitude; il y fut l'élève du fils d'un grammairien grec nommé Epithersès de Prousias qui vécut sous le règne de Tibère. Ce savant bien connu était originaire de Nicée; son fils qu'il nomma Aemilianus, sans doute par rapport à la notoriété du nom, nous est connu par Sénèque qui nous en parle dans ses Controverses (X,5,25) tout comme par son collègue Palemon ( Anthol. IX, 756). Aemilianus ou plutôt Aimilianos était un rhéteur qui a dû faire ses débuts à Rome sous Tibère, pourquoi pas accompagné par son père. Plutarque eut aussi comme maîtres le philosophe Ammonio et le médecin Onesicrate, tous les trois eurent une influence considérable sur son oeuvre. On dit que Plutarque recueillit de la bouche même d'Aemilianus, alors qu'il était déjà âgé parait-il, cette fameuse histoire dont son père avait été un témoin direct. Il semble logique dès lors que Plutarque y ait prêté attention, bien qu'il n'ait pu en commenter le sens profond caché.
-3- Récit de l'histoire contée :
Epitherses raconta donc à son fils qu'il s'était embarqué en Grèce pour l'Italie (vers l'an +30 sans doute vous allez voir pourquoi) sur un vaisseau chargé de marchandises et de beaucoup de passagers. Pendant la navigation, comme ils étaient parvenus un soir auprès des Iles Echinades, au large des côtes d'Epire, le vent tomba tout à coup et le navire fut porté par les flots auprès des Iles de Paxos. Tous les voyageurs étaient alors bien éveillés encore et plusieurs même passaient leur temps à boire, lorsque subitement l'on entendit une voix qui venait du côté de cette île et qui appelait un certain "Thamus" avec tant de force que tout le monde l'entendit clairement et en fut surpris. Et il y avait bien un Thamus à bord. C'était le pilote égyptien du bateau dont très peu de passagers connaissaient le nom. Il ignora cet appel pendant deux fois mais à la troisième il répondit. Alors la voix qui l'appelait lui dit tout en se renforçant : Lorsque tu seras à la hauteur de Palodès, annonce que le grand Pan est mort.
Epitherses racontait que tous les voyageurs furent glacés d'effroi en entendant ce message et discutaient entre eux s'il fallait ou non obéir à cet ordre impératif, y prêter attention et l'exécuter ou ne pas en tenir compte et passer tout en restant muet. Thamus décida que si le vent soufflait lorsqu'il serait à la hauteur de l'endroit indiqué, il passerait sans rien dire mais que si le calme retenait l'embarcation, il s'acquitterait de l'ordre reçu.
Quand le vaisseau fut près de Palodès le vent tomba et le calme le surprit de nouveau, le navire naviguait dans la pétole comme disent les marins. Alors Thamus monta à la poupe du vaisseau et, le visage tourné vers la terre, il cria ce qu'il avait entendu, ce qu'on lui avait dit d'annoncer, que "le grand Pan est mort". A peine eût-il prononcé ces paroles qu'on entendit un grand sanglot, des gémissements comme poussés par plusieurs personnes surprises et affligées. (Plutarque "De defect. orac." in "De Viris Illust. T. XII; cf. Eusèbe "Proep. evang. Lib. V, Cap. IX). Et c'est ce dernier auteur, chrétien lui, qui ajoutera que c'est au même moment que bien loin de là, en Palestine, un certain prophète nommé Jésus, mourrait sur une croix, un certain Jeudi avant la Pâque juive de l'an +30 environ de notre ère (mort à 33ans, Jésus étant sans doute né quelques années avant notre ère, voir page sur les premiers chrétiens).
-4- Et qui est vraiment cet Aimilios ? :
- Se pourrait-il que cela se fut passé ainsi ? S'agit-il d'une coïncidence ? Pourquoi ce fait divers finalement a pu être retenu non seulement par Epitherses mais aussi par son fils Aemilianus qui le raconte à Plutarque plus de 30 ans plus tard (ce conte l'avait donc très marqué) et surtout par Plutarque lui-même qui va jusqu'à s'en servir dans une œuvre concernant un sujet de son temps mais sans évoquer pour autant la révolution religieuse que ce conte annonce mais que lui ne peut envisager ? Et cet Aimilianos par suite de recoupements concordants pourrait tout aussi bien être Aimilianos de Nicée, un poète et auteur de plusieurs épigrammes de la "Couronne de Philippe" (cf. Anthologie Palatine VII, 623; IX, 218 & 756) composé par plusieurs auteurs, dont certains sont des connaissances de Sénèque le père, et offerts à ce prince Philippe. Emilien semble avoir vécu au Ier S. comme Plutarque; parmi le peu que l'on a conservé de lui il y a une épigramme fort belle sur un navire qui avait perdu en mer son équipage par suite de la peste ou de la faim. Il semble avoir parlé d'objets d'art; voici ce qu'il écrivit dans la "Couronne de Philippe" sur le sculpteur Praxitèle (IVème S. av. JC) : "Par ton talent, même la pierre sait ce qu'est le plaisir, / Praxitèle ! détache-moi et je ferai de nouveau la fête. / Eh oui, pour nous ce n'est pas la vieillesse qui paralyse, mais pour nous, les Silènes, / C'est la pierre jalouse qui entrave nos fêtes." Si ces deux aemiliens ne sont pas un seul et même personnage toujours est-il qu'ils ont séjourné à Rome; et qu'on les présente comme étant de Prousias ou de Nicée ne met pas de difficulté, au contraire même, car une notice de Stéphane de Byzance indique qu'Epithersès de Prousias père d'Aimilios était aussi citoyen de Nicée ! Il est donc probable que le rhéteur et le poète ne furent qu'une seule et même personne. (cf. "Aufstieg und Niedergang der römischen Welt..." Vol. 2 Art. de B. Puech : "Prosopographie des amis de Plutarque", Berlin, De Gruyter, 1991).
-5- Les conséquences de l'histoire :
Il faut savoir quand même que cette histoire parvint aux oreilles de l'empereur qui était donc Tibère (+14 à +37), alors revenu aux affaires comme l'on dit de nos jours, donc après +30 (entre temps il avait laissé gouverner Séjean, son préfet du prétoire); car elle avait eu un si grand nombre de témoins à bord de ce navire que l'on ne pouvait y voir que quelque chose d'extraordinaire. Son bruit s'en répandit à Rome et le dit Thamus fut mandé par l'empereur; à l'écoute du récit de la bouche même de son principal acteur, Tibère fut interloqué et fit faire une enquête sur ce dieu Pan. Les philologues de son entourage en déduisirent évidemment qu'il s'agissait du fils d'Hermès et de Pénélope, selon ce qu'en disaient les grecs; ils ne pouvaient lui annoncer qu'un Pan traditionnel qui ne peut pourtant être ce Pan qui meurt; a-t-on déjà vu un dieu mourir ? Sans doute ne voulaient-ils pas fâcher sa majesté impériale en lui annonçant un fâcheux destin, n'est-il pas lui-même un de ces dieux éternellement vivant ? Pourtant le choix du nom de Pan peut intriguer; il y a des dieux bien plus célèbres que lui et plus importants. Dieu de la nature ce nom de Pan pourrait faire penser plutôt à la 'multitude' en grec et donc bien s'appliquer à 'tous' les dieux; ce sont tous les dieux de la terre qui sont morts à ce moment-là! Ou bien encore au fait qu'un dieu unique, auteur de tout ce qui existe, vient, par sa figure terrestre, d'être immolé pour racheter tous les hommes ?
C'est bien alors la fin de la religion vue à la romaine, de ce syncrétisme admettant des dieux pour tout, de toutes les régions de l'Empire qui s'annonce de cette façon analogique. L'avènement du Dieu unique et universel, du seul Dieu des juifs par son envoyé Jésus, conjointement à l'élimination de toute la population divine bien installée est-il possible dans un tel cadre ? Sans doute selon les premiers chrétiens mais ils le payeront par le martyre : on a toujours tort d'avoir raison trop tôt. La foi chrétienne qui, plusieurs siècles plu tard, finira par triompher de la pléiade des dieux, peut y voir aujourd'hui, simplement, la mort de son Dieu fait homme comme cela est annoncé dans l'Ecriture mais pour la Rédemption de toute l'humanité.
D'ailleurs un archéologue et spécialiste des religions nommé Reinach a émis l'idée que le nom de Thamus, nom du pilote du bateau serait à relier à un autre nom du dieu Adonis, que l'on a rencontré dans la partie traitant de l'histoire du nom de Dieu (cf. Amiel nom hébreu). Le nom Adonis selon certains correspond à l'Adonaï juif qui est à son origine; il s'agit je le rappelle, de nommer ainsi Dieu en l'appelant "seigneur" car son véritable nom ne peut être prononcé. Adonis est appelé Thamus dans les fêtes qui le célébraient au Proche-Orient, entre Egypte et Syrie, par des lamentations rituelles. Et ce nom de Thamus ressemble fort, phonétiquement du moins, également au dieu Dumuzi de ce même Proche-Orient; enfin la signification de Dumuzi en sumérien est bizarrement "fils légitime", ce qui fait évidemment penser au "fils unique de Dieu", Jésus, qui venait effectivement de mourir !
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