Introduction :
J'ai eu l'occasion dans la partie consacrée aux Amiel de l'histoire de l'ancien régime de dire combien la Renaissance fut la période de redécouverte de l'antiquité et particulièrement de l'histoire de ces temps devenus déjà lointains. On s'aperçut que la vie intellectuelle et culturelle y fut intense parmi les grands de ces époques qui avaient été mises entre parenthèses par le moyen-âge. Ce n'est pas un hasard si Jean-Jacques Rousseau nomme son élève découvrant son éducation, Emile. Au seuil de ce XVIIIème S. on continue à se rassasier des écrits et faits antiques, et ce dans tous les milieux aisés; jusqu'à Antonio Stradivarius créateur merveilleux d'un millier de violons dont 700 sont encore connus, qui fabriqua à Crémone, en Italie, en 1703, un de ses bijoux qu'il nomma "L'Emiliani", hommage moderne à l'antiquité de sa région émilienne. Il figure de nos jours parmi les dix plus célèbres œuvres du maître-luthier, appartenant et servi par Anne-Sophie Mutter ! Mais revenons à l'œuvre de Jean-Jacques, le promeneur solitaire qui songea à l'éducation.
L'EMILE de JEAN-JACQUES ROUSSEAU :
Le grand philosophe des Lumières, citoyen de Genève tout comme notre grand Henri-Frédéric Amiel au siècle suivant, reçut de ce dernier, à l'occasion de la célébration commémorant sa mort en 1778, orchestrée par l'Académie de Genève en 1878, cette phrase définitive, puisée dans l'étude qu'il composa et lut pour cette occasion : "Jean-Jacques Rousseau est un ancêtre en tout".(Conférence "Jean-Jacques Rousseau jugé par les genevois d'aujourd'hui" éditée en 1879).
Promoteur d'idées nouvelles et pour une époque nouvelle qui ne tardera pas à venir avec la grande Révolution Française de 1789, il en eut certaines concernant le sujet de l'éducation qu'il présenta dans ce traité dont le titre exact est "L'Emile ou De l'Education".
- La Marquise du Châtelet eut une cour de savants autour d'elle qu'elle nommait "les Emiliens"; est-ce vraiment par rapport à son prénom Gabrielle-Emilie ou plus sûrement à l'exemple d'éducation de l'Emile ? Elle se proposa d'écrire des mémoires à leur sujet, aux discussions qu'ils auraient, qu'elle aurait intitulé "Emiliana", là aussi rappel évident de l'antique patronyme. Le philosophe Voltaire l'appelait d'ailleurs Emilie; on le voit notamment dans un petit poème de sa main consacré au temps passé auprès d'elle; il écrit : "Mais je vois venir le soir. Du plus haut de son aphélie, (terme d'astronomie NDLA) Notre astronomique Emilie, Avec un vieux tablier noir, Et la main d'encre encor' salie, ..."; on sait qu'ils furent amis pendant longtemps. (voir notice accessoire à ce sujet dans la partie varia). Ce prénom eut donc déjà à cette époque une certaine faveur.
- Sans décortiquer cette œuvre essentielle qui illustre si bien ce siècle des Lumières, de tant de nouvelles idées sur beaucoup de sujets, il y a bien lieu de s'interroger en ce qui nous concerne sur le choix de ce prénom, Emile, tout comme je le fais pour l'œuvre ultime de Stendhal qui suit page suivante. Il semble certain que la référence est à trouver dans l'antiquité latine, dans la littérature historique et donc dans l'histoire romaine. Plusieurs personnages connus peuvent avoir été cette référence : Pour ma part je pense surtout aux Aemilius père et fils qui créèrent puis développèrent le fameux "Cercle de Scipion", un salon littéraire de l'antiquité de Rome qui prélude bien avant le XVIIIème S. le genre culturel illustré par Mme du Châtelet. L'auteur américain Allan Bloom y voit lui une référence unique à Aemilius Paulus Macedonicus, le vainqueur de Persée, cet Aemilius père que je viens d'évoquer; il est vrai que Plutarque encensa ce personnage essentiel de l'histoire romaine du temps de la République en écrivant un véritable panégyrique sur lui; il a apporté la culture grecque à Rome et initié comme je l'ai dit ce cercle d'intellectuels férus de connaissances grecques. Joseph R. Reisert pense quant à lui qu'il peut s'agir d'un autre du temps de l'Empire; Rousseau put se référer peut-être à la dénonciation des vices de l'empire dans le Premier Discours mais se remémorer Tacite qui, constatant l'état moral de Rome durant le règne de Tibère, l'écroulement même de la morale, constata une exception, celle de la gens Aemilia et écrivit "Dans le déclin général, les Aemilii ont toujours produit de bons citoyens" (Tacite, Annales, VI, 27). Pourtant il y eut aussi plusieurs Aemilius et Aemilia qui feront mentir cet adage (voir ce que j'en dis dans la partie Aemilius empire) mais on ne va pas critiquer le grand Tacite. Quoi qu'il en soit l'Emile de Rousseau est, de toute façon, digne d'être un bon citoyen, quel que soit le lieu ou l'époque où il vit, et son éducation y veillera. (cf. "Jean-Jacques Rousseau, a friend virtue" Joseph R. Reisert, Cornell Univ. Press, New-York, 2003).
- La célébrité de l'ouvrage dépassera les limites de notre pays et l'on en parlera durant tout le XIXème siècle partout en Europe; des œuvres d'éducation calquées sur son œuvre paraitront en nombre alors; en 1790 juste après le début du grand bouleversement révolutionnaire certains penseront déjà à l'éducation des citoyens, M. de Fréville par exemple fera éditer à compte d'auteur un "Lycée des Emiles ou Plan d'Education Nationale propre à former les jeunes gens au talent de la parole, à l'étude de l'Histoire, au goût des langues étrangères et surtout à la pratique des mœurs", long titre résumant bien ce que pourrait être un enseignement pour tous dont les bases sont dans ce fameux Emile rousseauiste. Le même Fréville commit aussi "La vie et la mort républicaine du petit Emilien", livret à l'imitation de Plutarque destiné à devenir un exemple pour les républicains en herbe mais qui en réalité n'est qu'un remords personnel, ce père de famille rageant d'avoir perdu son fils. En 1794 parut le "Cathéchisme du Citoyen, à l'usage des jeunes républicains français" par le citoyen Sérane. Le nom Emile deviendra alors le synonyme de "jeune garçon éduqué" et même "bien éduqué"; son correspondant féminin sera en ce siècle "Sophie", la Sophia grecque, la sagesse tirée de la philosophie. Toutefois cette contrepartie féminine est à tempérer dans l'esprit de Rousseau: il considère qu'à l'homme appartient la force et l'activité (cf. les Aemilli romains) tandis que la femme est encore pour lui passive et faible; on est très loin d'une conception égalitariste; un siècle plus tard c'est ce que Stendhal voudra contribuer à faire un peu évoluer avec son "Lamiel". (voyez page suivante). A l'étranger aussi on connaitra rapidement cette œuvre : un "Der kluge Emil" (le sage Emile) fut composé par le poète allemand Gellert (1715-1769); on peut citer aussi "Emilia Galotti" œuvre de Lessing (1772). Le prénom même connut alors une véritable popularité dans toute l'Europe.
- Il a eu aussi des détracteurs; par exemple "L'Anti-Emile" qui avait pour sous-titre "Tais-toi Jean-Jacques" apostrophe cinglante mais tirée de "L'Emile" même (T. I, p. 255); c'est un court ouvrage dans lequel l'auteur réfute la doctrine de l'éducation de Rousseau au nom de la vérité, de la justice et de la religion; ce n'est pas selon lui, aux philosophes de dire comment gouverner les hommes, mais aux lois et au culte, quasiment au Trône et à l'Autel ! (cf. "Anti-Emile" de Mr Formey; Berlin, Paulé, 1763). Un autre Anti-Emile fut publié aussi en 1763 à Turin, œuvre du Père Gerdil. Inversement des Emiles chrétiens ont aussi vu le jour dans le même temps : celui de Leveson édité en 1764 à Paris ou celui de Formey (le même que le premier de la série) publié en 1764; Rousseau jugera avec un fort dédain ce contradicteur suivant ce que l'on peut lire dans des notes d'une édition postérieure de son Emile.
- Il y eut encore des Emiles 'corrigés' : "De l'Education ou Emile corrigé" par Biret en 1816; et des 'nouveaux' Emiles comme "Le nouvel Emile" par Cavaye en 1797 ou celui de Delanoue en 1814, ainsi que "Der Neue Emil" en allemand par Feder en 1768. Sans parler des Emiles retouchés, perfectionnés, amplifiés mais aussi amoindris et des Emiles convertis à une vie sociale moderne...
(=> pour ces autres Emiles : "Le monde des Emiles : tableau corrélatif des circonstances qui forcent les Emiles à contracter une association universelle, etc...." (sous-titre "L' éducation sociale") par les fondateurs de la ville heureuse ou village d'Emilopolis; Paris, Colas, 1820) annonçant un certain Fourier, philosophe social du XIXème S.. "Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le XVIème S." G. Compayré, T. II; Hachette, Paris, 1904. "Histoire de l'instruction et de l'éducation" Fr. Guex, 1906). On aura noté l'utilisation du toponyme Emilopolis qui sera effectivement celui de quelques cités dans le monde occidental.
- Et encore d'autres :
Au début du XIXème S. :"Emile dans le monde ou l'homme singulier" roman d'Auguste Lafontaine (Paris, 1801) traduit de l'allemand, dans lequel l'auteur à l'imagination fertile répand la morale qu'il sut mettre en pratique pour lui-même dans des portraits achevés qui n'ont pas à pâlir face aux productions de Walter Scott par exemple. Mais il n'y peint que des personnages vertueux et revient à tout instant sur l'éducation, ses romans ayant souvent plutôt l'air de traités de pédagogie et pis, d'être petitement empreints de la plupart des impraticables idées de l'Emile de Rousseau.
A la fin du même siècle : "L'Emile du XIXème S." d'Alphonse Esquiros (1870) mise au goût du jour après tout le remue-ménage politique du XIXème S. pour accéder enfin à une véritable république stable et il faudra encore plusieurs années en France.
En passant par : "Emilien : Nouvelles lettres à un jeune homme" d'Eugène de Margerie, publié à Paris, chez Le Clerc en 1865 : Par ces lettres d'un moraliste chrétien à un jeune Emilien, l'auteur veut fortifier la foi de son correspondant et par leur publication évidemment celle des lecteurs, n'oublions pas qu'en ce milieu du XIXème S. c'est le moment "béni" pour un chrétien d'agir en ce sens en considérant que le IIème Empire permit un regain important de la foi catholique mise à mal par la Révolution. Ces lettres sont, comme dans l'Emile, des leçons d'éducation, mais d'éducation chrétienne donc. Il faut aussi considérer que l'époque de Napoléon III fut celle des premières affrontements entre l'enseignement privé traditionnel, clérical et catholique et les idées pour un nouvel enseignement public, laïque, républicain (cf. notice sur Isidore Amiel). Ce n'est qu'à la fin du siècle que l'Education Nationale avec Jules Ferry allait enfin présider à l'éducation de tous depuis la maternelle jusqu'à l'Université....jusqu'à nos jours où il semble que tout l'énorme édifice désormais en déliquescence soit entièrement à revoir malgré de multiples réformes qui, en réalité n'ont fait que déstabiliser régulièrement depuis des décennies l'institution.
- Chez nos contemporains L'Emile est toujours une référence générique pour le domaine éducatif, mais bien loin; au Canada, Paul Beaupré a publié en 1980 "Emilien : Illustration d'une éducation au Québec". Y aura t-il un Rousseau et des Lumières nouvelles pour notre temps ? "Au secours Jean-Jacques" devrions-nous titrer de nos jours ! Ils sont devenus fous....
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