L'histoire de la formation des idées est ce qui rend l'esprit libre.
H-F Amiel
H-F Amiel fut, tout à la fois, philosophe, écrivain, poète, psychologue, critique, littérateur, moraliste, traducteur et journaliste en plus d'être le diariste référent des lettres françaises.

Sur ses ETUDES, les LANGUES et le VOCABULAIRE :
Amiel étudia surtout à Berlin la philosophie, la psychologie naissante, la théologie, la pédagogie, l'esthétique, l'éthique, l'anthropologie toute nouvelle aussi, la philologie, la latin, le grec ancien, l'histoire et l'archéologie, la géographie et même la médecine, pensa au sanscrit et s'intéressa à l'étymologie !
Pour ce qui est des langues, il parlait parfaitement le français, l'allemand puis il étudia l'espagnol, l'anglais, l'italien, se mit à déchiffrer le hollandais et le suédois. Il abordera même le serbe et le grec à travers des chants populaires et s'attellera à un fragment du Maha-Bharata indou ! Bien armé pour ses travaux de traduction de tant d'écrivains et poètes européens, on sait que comme traducteur de Petöfi il connaissait bien le hongrois et qu'il s'intéressa particulièrement à ce pays, son histoire, sa littérature et son peuple.
On peut dès lors comprendre qu'il sut trouver les mots justes pour exprimer ce qu'il avait à écrire et lorsqu'un mot exact lui manquait parce qu'il n'existait pas, eh bien il le forgeait lui-même.
De l'ART et des METHODES d'AMIEL :
Lucide envers lui-même comme on l'a dit il pensa: "Au fond je n'ai jamais réfléchi sur l'art de faire un article, une étude, un livre, ni suivi sérieusement et méthodiquement l'apprentissage d'auteur; cela m'eut été utile et j'avais peur de l'utile." Quant aux procédés en résumé: "J'ai pris deux habitudes d'esprit opposées : l'analyse scientifique, qui épuise la matière, et la notation immédiate des impressions mobiles. L'art de la composition était entre les deux" concluant enfin : "Composer, c'est montrer du caractère" ce qu'il n'avait pas ! Ainsi écrivit-il son Journal, sans technique !
AMIEL et ses cultures :
Le penseur a été plus d'une fois comparé à Faust ou à Hamlet. C'est d'ailleurs lui qui, le 1er, a imaginé ces rapprochements suite à une longue familiarité avec les héros de Goethe et Shakespeare qu'il côtoya dans ses études à Heildelberg. Car il a penché dès sa jeunesse vers cet esprit germanique si opposé à l'esprit latin. Il pourra écrire "Je suis devenu allemand jusqu'aux moelles" en pensant à ses jeunes années estudiantines (Journal Int. 25 juillet 1852). En lui s'est heurté le penseur allemand avec l'écrivain français, dualité suffisante à troubler son développement : ainsi a t-il été déchiré toute sa vie entre renoncement moral et sagesse positive humaine comme l'on voyait les deux héros à son époque.
AMIEL et la CRITIQUE :
A cheval sur les cultures germanique et française, il excellera dans l'art de la critique; là serait sa vraie vocation, ses pages du J. I. en sont pleines : ses analyses y sont justes et, parmi celles qui ont été publiées, celle sur l'œuvre de J. J. Rousseau est de premier ordre. Il en a conscience : "Ma force est surtout critique : je veux avoir la conscience de toute chose." Il est un fils spirituel non seulement de Mme de Staël et de Benjamin Constant mais tout autant un Sainte-Beuve genevois. (cf. A. Thibaudet, Intérieurs....Amiel, Paris, Plon-Nourrit, 1924).
LA PART DU MYSTERE :
Le texte que je reproduis ci-après a été écrit le 2 décembre 1851; il y chante un véritable hymne à la nuit qui rappelle en bien des points les célèbres hymnes de Novalis (poète allemand de la fin du XVIIIème S.). On y retrouve plusieurs éléments de son mysticisme, notamment sa soif de vie intérieure.
"La nuit est la mère du monde, tout ce qui est sort d'elle, et ses flancs contiennent le germe de tout ce qui sera. Au-dessous de l'univers visible et manifesté, où les êtres réels accomplissent, dans la joie ou la douleur, le drame éclatant de leurs destinées, s'agite un autre univers, que n'éclaire et ne réchauffe aucun soleil, abîme sombre, intérieur, infini, où s'agitent des êtres aveugles et inquiets qui aspirent ardemment à la forme et à la manifestation, mais qui ne peuvent, c'est leur loi, franchir les portes du noir royaume, voir la lumière désirée et vivre qu'après avoir grandi longtemps dans le sein obscur du chaos. Cette région souterraine, le royaume de l'attente et des soupirs, ce noviciat imposé à qui veut naître, c'est la période foetale de tout être. Ainsi le premier berceau de toute existence est la nuit. Vois la plante, considère la gestation animale : Comprends cette loi de la nature et suis-là.
Fais en toi la part du mystère, ne te laboure pas toujours tout entier du soc de l'examen, mais laisse en ton coeur un petit angle en jachères, pour les semences qu'apportent les vents, et réserve un petit coin d'ombrage pour les oiseaux du ciel qui passent : Aie en ton âme une place pour l'hôte que tu n'attends pas, et un autel pour le dieu inconnu. Et si un oiseau chante par hasard ne t'approche pas trop vite pour l'apprivoiser. Et si tu sens quelque chose de nouveau, pensée ou sentiment, s'éveiller au fond de ton être, n'y porte point vite la lumière ni le regard, protège par l'oubli le germe naissant, entoure-le de paix, n'abrège pas sa nuit, permets-lui de se former et de croître, et n'ébruite pas ton bonheur. Oeuvre sacrée de la nature, toute conception doit être enveloppée du triple voile de la pudeur, du silence et de l'ombre. Sois discret, sache attendre, et rappelle-toi que la nature jalouse frappe le plus souvent de mort ce que la curiosité vaine ou le babil intempestif ont profané. Respecte le secret qui est en toi, ne hâte pas les temps, et même au jour heureux de la naissance, si tu es sage, que ta pensée, ton imagination ou ton coeur ne convoquent pas encore des témoins comme le font les reines, mais plutôt s'épanouissent comme la rose des Alpes dans la solitude et sous l'oeil de Dieu seul."
(=> Extrait de "Grains de Mil- Poésies & pensées" Paris 1854 chez Cherbuliez, libraire-éditeur).
De son IDENTITE avec l'UNIVERS :
Comme certaines âmes sensibles Amiel était tourmenté par la sensation palpable de son identité avec l'univers. On vient de le voir étonné comme un enfant devant le mystère de la nature, le voici tout autant par l'œuvre des hommes : "Mille pensées erraient dans mon cerveau. Je songeais à tout ce qu'il fallait d'histoire pour rendre possible ce que je voyais....L'industrie, la science, l'art, la géographie, le commerce, la religion de tout le génie humain se retrouvant dans chaque combinaison humaine, et ce qui est là sous nos yeux sur un point est inexplicable sans tout ce qu'il fut. L'entrelacement des dix mille fils que tisse la nécessité pour produire un seul phénomène est une intuition stupéfiante."
(=> passage cité dans "La Nouvelle Revue" mai 1885, p. 6869).
La VIE et la FEMME :
Quelques vers de son recueil "La part du rêve" (édité par J. Cherbuliez, Genève & Paris, 1863) :
"La vie est semblable à la femme;
Pour qu'elle nous sourie, il faut la courtiser;
Il faut l'aimer de cœur pour qu'elle ouvre son âme,
Et pour la bien connaître, il la faut épouser."
Le MOI et le JE :
L'analyse de soi est souvent au centre de ses réflexions comme on le sait. Il a pourtant pu déclarer "Je suis comme n'étant pas"; son angoisse profonde et maladive qui le tracassa tout au long de sa vie étant étendue jusqu'à la mise en question de la réalité de lui-même; son sujet se regardant comme objet et se réduisant à celui-ci, il croit perdre par là sa réalité de sujet; il écrivit en effet dans son journal le 14 mai 1861 ce constat: "Je suis l'homme le moins caractéristique possible...Je ne me suis emprisonné dans aucune nature individuelle, moins dans la mienne que dans toute autre...." qu'il précise le 18 avril 1876 : "Le journal intime me dépersonnalise tellement que je suis pour moi un autre et que j'ai à refaire la connaissance biographique et morale de cet autre.". Ce regard sur soi peut, pour ce qui concerne la signification de son nom Amiel et du nôtre, nous faire penser à l'origine hébraïque et notamment au nom de Dieu révélé à Moïse : "Je suis celui qui suis" qui en est l'antithèse.
AMIEL et la RELIGION :
On sait que le journal d'Amiel fit l'admiration de Dostoïevski pour notamment l'expérience religieuse et qui est prioritaire chez lui. Il cherche toute sa vie une synthèse du spirituel et du cosmique. Elevé dans un bastion du protestantisme (c'est à Genève que naîtra de son temps déjà la toute première organisation internationale, celle de l'Union Postale Universelle et de la plus connue Croix-Rouge Internationale et enfin la Société des Nations après la guerre de 14) et dans cette foi, dans une vision aussi humaniste et universelle, il se détachera du formalisme et cherchera à revenir à la centralité divine, à renoncer à soi pour ouvrir toutes les possibilités et anticiper autant la mort que son corollaire, la résurrection. Il relève finalement d'une mystique très contemporaine et novatrice.
(=> "Amiel ou les jours de Dieu" d'Arnaud Tripet, professeur honoraire à l'Université de Lausanne).
Il a pu être qualifié de stoïque chrétien; voici comment il résume sa vision théologique : "Le Divin remplit tout, terre et ciel, temps et lieu, / En nous et hors de nous, l'Esprit et la Nature, / Le Grand Tout, qu'on nomme ou non le Créateur, / Révèle un ordre immense et manifeste Dieu."
Ailleurs sa réflexion philosophique produit une véritable profession de foi personnelle : "Il ne faut s'attacher qu'à l'éternel et à l'absolu" ajoutant "Il n'y a pas de repos pour l'esprit que dans l'absolu, pour le sentiment que dans l'infini, pour l'âme que dans le divin. Rien de fini n'est vrai, n'est intéressant, n'est digne de me fixer. Tout ce qui est particulier est exclusif, tout ce qui est exclusif me répugne. Il n'y a de non exclusif que le Tout." (cf. Paul Bourget "Essai de psychologie contemporaine" 1891, pp. 393-394; réflexions apparaissant dès la 8ème ligne du Journal !).
Il a été tenté par le bouddhisme et fut peut-être un théosophe qui s'ignorait. Dans "Les Grands Initiés" de E. Schuré (p.1; 1921) ou dans "Les Mystiques devant la science ou Essai sur le mysticisme universel" de Léon Revel (1903) on voit en effet un Amiel touché par une curieuse intuition qui lui fait exprimer des idées analogues sur l'Evolution ou la Réincarnation alors que celles-ci hors du bouddhisme ou d'autres vieilles conceptions n'avaient pas encore été mises en avant par la théosophie (cf. Amiel et la théosophie page suppléments II).
Il a donc baigné durant son existence dans un monde protestant et son âme fut religieuse mais bien que rayonnant d'un mysticisme pur et vif, l'un de ces aphorisme dit d'ailleurs que "La religion sans le mysticisme est une rose sans parfum", cette religiosité fut finalement assez vague même si elle fut bien vivante et personnelle; se réduisant en somme à un minimum il a pu sobrement écrire à ce sujet ceci : "Mon credo a fondu, mais je crois au bien, à l'ordre moral et au salut".
De son REGARD sur les PEUPLES :
Il écrit dans son Journal le 18 février 1871 : "Pour moi, je ne me sens aucune antipathie ethnographique, et je déteste les défauts non les races, le péché et non les pécheurs". Pourtant....
Sur son APATHIE pour la FRANCE et sa LANGUE, son GERMANISME, sa relation avec RENAN :
Tout son ressenti envers la France s'explique par plusieurs facteurs : Il a été élevé par une génération qui a subi le joug de celle-ci durant la période napoléonienne; un joug civilement et moralement imposé que le cœur des suisses n'accepta pas. Quand il naït, la république de Genève vient de reconquérir sa liberté, liée à la défaite de l'empereur. Il faut ensuite y joindre une antipathie profonde pour le catholicisme dont la France est la "fille" de Rome et dont ses souverains ont incité les protestants à fuir cette nation par leur intransigeance; ce fut le cas de son ancêtre, le castrais Jean Amiel faut-il le rappeler.
En balance il y a son fort penchant pour le germanisme : "Je me sens en communauté d'esprit avec les Goethe, les Hegel, ...: les Leibnitz,...tandis que les philosophes français, rhéteurs ou géomètres, malgré leurs hautes qualités, me laissent froid, parce qu'ils ne portent pas en eux la somme de la vie universelle....qu'ils ne grandissent pas l'existence." Bien que très sévère donc, il voit les français en maîtres de ce qui lui manque, l'art d'écrire, de composer, d'exposer, de vivre mais, vu que cela lui manque, il est porté à le mésestimer ! Aux certitudes françaises il préfère d'abord les certitudes calvinistes et finalement les certitudes germaniques : "J'espère sincèrement" écrit-il après la guerre de 1870, "que de cette guerre sortira un nouvel équilibre, une nouvelle Europe où l'élément germanique aura la suprématie". Peut-on vraiment lui reprocher d'avoir souhaité cela ? N'oublions pas dans quel milieu il a grandi et s'il avait vécu la suite, il est probable qu'il l'aurait regretté...de toutes façons il me semble qu'il a raison sur ce point : l'Allemagne a bien à nouveau réussi à s'imposer sur la scène européenne, non seulement dans l'entre deux-guerres mais assez rapidement après la 2ème guerre mondiale et toujours de nos jours, il faut bien le constater.
Pour ce qui est de la langue, bien qu'il sut discerner ses qualités et ses défauts et tout en admirant inconditionnellement Victor Hugo ou Lamartine, on sait qu'il n'a pas souvent parlé favorablement de sa langue paternelle. A cet égard il a par ex. employé le qualificatif de 'spécieux'; une spéciosité qui a des échos hégeliens qu'entendra le français Renan : c'est le monde même qu'expriment la grammaire et le lexique français qui serait faux, un monde cartésien de substances figées, là où la modernité spéculative ne voit plus que du devenir ou, autrement dit, de la dialectique. Il a regretté que le français ne put exprimer comme l'eut fait l'allemand, ce qu'il sentait en lui de complexe, d'inchoactif (de débutant, dans la formation de sa pensée), de mouvant, les profondeurs qui le tenaient en communication avec la philosophie et la musique germanique. Il s'est posé et nous pose une intéressante uchronie : Que serait devenu la langue française si ses élites du XVIIème S. avaient continué à préférer Ronsard à la tyrannie imposée par Malherbe ? Ce dernier ayant imprimé à la langue son caractère classique, en la régentant, la disciplinant, l'installant dans ce qui sera, un peu grâce a elle, le Grand Siècle. Son style en langue française est cependant clair, solide, alerte, efficace et riche de couleur et d'images ! Il la possède merveilleusement. L'incontournable Renan dont Amiel était un lecteur habituel put écrire après sa mort : "Ce fut certainement une des têtes spéculatives les plus fortes qui, de 1845 à 1880, réfléchirent sur les choses." ceci bien qu'il ait pu affirmer auparavant qu'il "était un raté" ! Inversement il faut savoir qu'Amiel se moqua du maître, estimant sa langue parfois trop "jolie", ceci bien que l'on puisse lire, même dans ses mentions les moins favorables, une pointe d'admiration; c'est un "je t'aime moi non plus" qui liait littérairement ces deux-là !
(Encore) Un bémol à propos du PEUPLE FRANCAIS - Son soutien à GEORGE SAND :
Bien qu'il fut un habile pratiquant du français donc, il n'aimait pas beaucoup ses locuteurs d'outre Alpes, on a entrevu ses raisons. Un ex. précis peut être donné par une lettre qu'il envoya au journal 'Le Temps' retranscrite dans son Journal Intime, en réaction et appui d'un article de George Sand à propos de la chute du IIème Empire et l'accouchement difficile d'une IIIème République Française. Et dans son propre journal où figure sa copie, il introduit ainsi sa lettre :Dans l'océan des niaiseries furibondes débitées depuis trois ans sur Napoléon III, jugements ineptes qui jugent l'esprit français et certes ne lui font guère honneur, voici venir une pensée virile et une opinion sensée. Cette page est écrite par une femme. George Sand, la première, parle comme un témoin et un juré, probe et libre, et fait honte à sa nation de sa stupidité critique. Suit donc sa lettre au Temps : La France a mérité largement toutes ses catastrophes et il n'est pas sûr que le châtiment ait été assez cuisant, car la conscience nationale n'est pas encore touchée (il parle bien sûr de la perte de l'Alsace-Lorraine, je pense que de nos jours cette conscience n'existe même plus !) Elle accuse et ne s'accuse pas; elle accuse l'empereur mais ne s'accuse pas de l'empire (est-ce différent de nos jours ?) Sous la question politique, elle ne voit pas la question sociale, morale (on dit sociétale aujourd'hui en novlangue), religieuse (que la laïcité a voulu éradiquer à partir des années 1880 en la remplaçant...) qui importe bien davantage, elle ne voit pas que c'est l'âme chez elle qui est malade, le cœur qui est vicié, les goûts qui sont corrompus, les idées quoi sont gauchies;(quel visionnaire !) elle ne voit pas qu'elle est césarienne et byzantine de fait, malgré ses exécrations et protestations théâtrales (dominatrice et formaliste malgré ses affirmations contraires, ce qui oh combien de nos jours, est relayé par tant de médias) ....Elle était formidable, elle demeure inquiétante... (intellectuels, bien penseurs et pensants, gouvernants, on vous regarde depuis même le passé!). (extrait de la lettre envoyée le 30 janvier 1873). On pourrait ajouter que ces deux figures majeures de la langue française se connaissaient; Amiel lut avec plaisir les parutions de George Sand, ils se rencontrèrent dans une excursion et en 1849 il affirma qu'il préférait avoir tort avec elle que raison contre elle, c'est tout dire !
Son opinion sur STENDHAL :
S'il a apprécié les romans de George Sand et admiré la Chartreuse de Parme de Stendhal, c'est surtout parce que cette dernière œuvre introduit, ouvre une nouvelle littérature, celle des 'romans naturalistes'; il ne goûtait toutefois guère la manière de travailler d'Henry Beyle, lui reprochant notamment d'avoir "introduit la technologie dans la littérature" (que dirait-il, là aussi, de nos jours dans l'océan des productions littéraires conçues souvent d'après un échafaudage ou canevas initial propre à chaque "auteur" et rabâché à chaque production, caché sous des situations, lieux et personnages différents !). Cependant, ces deux-là se sont-ils connus ? Genève est ma foi assez proche de Grenoble et il y a la question non résolue de savoir pourquoi Stendhal a nommé son dernier personnage littéraire initialement Amiel, puis finalement Lamiel, titre définitif de son ultime œuvre inachevée ? (cf. ce sujet page Amiel dans la littérature).
Selon lui il faut "SAPERE AUDE" :
C'est une vieille maxime latine que l'on doit à Horace; reprise au siècle des Lumières elle fut popularisée par un philosophe libertin de ce temps mais portée surtout par l'exclamation du philosophe Kant qui s'écria "Voilà la devise des Lumières !" en réponse à la question correspondante "Qu'est-ce que les Lumières ?" dans son œuvre "Critique de la faculté de juger". Comme beaucoup H. F. Amiel l'a commentée et la prenant pour son propre compte il en donna sa propre définition : Il faut oser braver l'opinion, il ne faut pas craindre d'être mal jugé lorsque à tout prendre cela en vaut la peine. (Journal Intime 1866); communément on la comprend comme l'injonction "Saches entendre !" signifiant "Aie le courage de te servir de ton propre entendement", la conscience devant élever en ce cas la raison.
L'ANALYSE DE SOI, conclusion du MOI et JE ci-dessus :
"Par l'analyse, je me suis annulé"; ainsi notre grand homme jugeait-il sa propre introspection psychologique. Par là il exprimait le néant auquel conduisait cette analyse de soi, une analyse dont l'objet disparait au moment même où l'on croit l'atteindre. Il n'est donc pas si fructueux que cela d'aller trop chercher en soi; une part d'ombre de nous-même à nous-même serait par conséquent à conserver pour notre fragile équilibre psychologique (cf. la part du mystère ci-dessus).
La VERITE :
"La vérité est le secret de l'éloquence et de la vertu, la base de l'autorité morale, c'est le plus haut sommet de l'art de la vie".
LE DESORDRE (écrit en 1851) :
"C'est le désordre qui nous rend esclaves. Le désordre d'aujourd'hui escompte la liberté de demain. L'encombrement nuit à toute aisance et l'encombrement nait de l'ajournement". Dans son recueil poétique "Il penseroso" (1858) il reliera cette mauvaise disposition à deux autres tout aussi dommageables selon lui : "Désordre, oubli, retard nous mettent en servage, Prévois, pourvois, préviens si tu veux t'affranchir".
Quelques REGLES DE VIE :
Toujours dans "Il penseroso" voici quelques doublets de son cru pour vivre en accord avec sa conscience :
"Comme tu vois autrui, saches te voir toi-même, Apprends à te traiter comme un autre prochain." Ce qui sonne comme un rappel d'un philosophe grec antique bien connu évidemment.
"Pour faire un travail étendu, Apprends à diviser l'ouvrage.", je m'aperçois qu'en effet ça aide beaucoup !
"Le vrai secret de la manœuvre, Ne s'apprend qu'en manoeuvrant." il n'y a pas mieux comme formation que de se mettre en condition; là aussi, j'en sais quelque chose.
LA MORALITE : (à relier avec la Vérité ci-dessus)
"Le sous-sol de toute civilisation c'est la moralité moyenne des citoyens. Si les juges, les élus du peuple, les grands commis de l'Etat, les officiers supérieurs....se dévoient, il y a quelque chose de pire que la fornication...."; malheureusement cela est commun de nos jours.
L'AMOUR :
L'amour est don de soi, réciprocité absolue, ou il n'est que profanation, disait-il à peu près dans son Journal, ce qui correspond à la parole de Rodrigue à Chimène : Ma générosité doit répondre à la tienne ! L'amour a besoin de ce retour pour vivre et combien d'autres valeurs mises en avant de nos jours d'une façon purement gratuite.
LA SERENITE :
"La sérénité est l'attribut de l'infini, la matière d'être de l'absolu; elle est pour l'art, l'idéal; pour la religion, le ciel; pour la science, la vérité; pour la vie, le bonheur." Cette définition se trouve dans une lettre à Ch. Heim, de Berlin, envoyée le 18 avril 1847.
Sa LOI D'IRONIE :
Il appelait ainsi la règle généralement observée naturellement qui veut que nous admirions de préférence les qualités qui nous font défaut chez ceux qui les possèdent.
EPLICATION et REIMPLICATION :
Il avait comme il dit la faculté de pouvoir revivre toutes les formes de l'être; c'était son protéisme "d'éplication et de réimplication". Son 'moi' fut pour lui un objet d'expérience (cf. ci-dessus) car il put se dépersonnaliser facilement et avec plaisir mais aussi parce qu'il aimait par dessus tout avoir conscience de la vie.
Ce terme désigne donc pour lui sa faculté de se transformer, de se métamorphoser, de s'affranchir du temps et de l'espace, du corps et de la vie; une faculté qui lui permet de se simplifier, de se concentrer, de se résorber, de se sentir non plus homme, mais simple être, animal, plante, germe, jusqu'à même ne point être, pour éprouver enfin l'émotion de sa propre genèse. On peut ici analogiquement se reporter aux pensées d'un audois célèbre du XXème S. Joseph Delteil.
Deux nouveaux mots qu'il utilisa : PROCRASTINATEUR et LACUNIER :
Il est en effet le premier à utiliser en littérature française ces deux "hapax" : La "procrastination" était courante chez lui: reporter au lendemain ce que l'on peut faire le jour même se rencontre souvent dans son Journal Intime; de nos jours il semble que ce comportement soit devenu à la mode. Ce qui fut pendant longtemps donc la seule occurrence de ce mot sous cette forme dans la littérature, exception que l'on nomme aussi "lemme", il est maintenant utilisé à tout bout de champ, tant il représente sans doute une manière comportementale habituelle. Le terme "lacunier" n'est indiqué par contre que chez lui par le "Trésor de la Langue Française" qui depuis le dernier tiers du XXème S. remplace le fameux Littré comme référence sur les origines, l'histoire et l'usage littéraire de la langue françoise ! Voici donc la seule citation possible : Je vois avec douleur ma mémoire devenir infidèle, lacunière, labile". Ce trou mémoriel étant malheureusement le sort de beaucoup de ce que nous engrangeons, ne l'oublions pas !
Il introduit aussi le terme d' INCONSCIENT :
Ce terme conceptuel de la psychologie fut employé pour la 1ère fois en 1751 par l'écossais Kames; il ne sera introduit en français que vers 1860 avec la signification de "vie inconsciente" par Henri-Frédéric Amiel, le dictionnaire de l'Académie Française, comme la mer, sans cesse recommencé, ne l'admettra qu'en 1878 et c'est Freud enfin qui en donnera sa meilleure définition.
Un peu d'OPTIMISME chez lui ? :
C'est en tous cas des mots volontaires par lesquels il "positive" comme l'on dit de nos jours : "Qui se tait est oublié; qui s'abstient est pris au mot; qui n'avance plus recule; qui s'arrête est débordé, devancé, écrasé; qui cesse de grandir, décline déjà...Vivre c'est triompher sans cesse, c'est s'affirmer contre la destruction". Des mots que l'on pourrait continuer par ceux-ci qui sont aussi de lui "Ne méprise pas ta situation : c'est là qu'il faut agir, souffrir et vaincre".
Le plus connu de ses poèmes :
Il s'agit de ce court poème sur la délicate et fragile goutte de rosée, nommé "Petite perle cristalline" :
"Petite perle cristalline
Tremblante fille du matin,
Au bout de la feuille de thym
Que fais-tu sur la colline ?

Avant la fleur, avant l'oiseau,
Avant le réveil de l'aurore,
Quand le vallon sommeille encore,
Que fais-tu là sur le coteau ?"

CELIBATAIRE MALGRE LUI: SANS POSTERITE ! :
Extrait du Journal Intime du Jeudi 17 Avril 1862 (il a 41ans et toujours célibataire) : "(11heures du soir) ....Il n'y a plus qu'un toit où l'hospitalité puisse s'offrir au nom d'Amiel, et ce toit est celui d'une veuve. Nous ne sommes plus que quatre têtes conservant encore le nom de la famille, et, de ces quatre, deux sont des femmes, la 3ème est masculine mais chancelante; moi, quatrième, je suis donc le dernier des Abencérages...(les Abencérages font référence à une fiction de Chateaubriand parue en 1826 qui, sur une base historique, relate les aventures du dernier rejeton de cette famille maure qui, en Espagne, régnait sur Grenade au XVème S., et se nommait Aben Hamet, clin d'œil arabe à notre nom ?) C'est une famille entière qui disparait avec moi; c'est un nom biffé du registre civique. Il y a là de quoi réfléchir. Socialement je dois maintenir le nom que j'ai reçu. Individuellement je dois chercher à réaliser mes aspirations à la vie vraie et bonne. Il ne se mariera malheureusement jamais, on l'a dit, mais son nom est resté, superbement resté !
L'IMPORTANCE QU'IL ATTACHAIT A SON PATRONYME :
On le voit ci-dessus, son nom Amiel était important pour lui; ce n'est pas la seule référence qu'il fait à cette extinction patronymique dans son Journal Intime. Voici un détail sans doute (il y en a tant dans son œuvre) mais qui nous révèle combien il fut attaché à son nom. Un détail qui frustre aussi quelque peu le postier que je fus ! Il note en Février 1869 ce qui arriva à une lettre mal libellée qui lui parvint à tort : Le 5 Février de cette année-là il reçoit une missive expédiée de Bulwah (Inde) expédiée le 1er Mai 1866 par un jeune aventurier genevois à sa mère domiciliée à Genève. Il s'insurge non seulement de l'avoir si tardivement reçue par erreur mais surtout pour la mauvaise écriture de l'adresse : 2ème) : ( raison) Qu'il ne faut pas écrire les T comme des L (car la dernière lettre du nom ressemblait plus à un L d'où sa distribution); et effectivement il fallait lire AmieT et non AmieL. L'éditeur de la publication intégrale du Journal Intime a cru bon de préciser en note que l' "on trouve des familles Amiet qui résident à cette époque à Genève" (Ed. L'Âge d'Homme T. VII, Lausanne, Suisse, 1987). Et pour cause pourrait-on ajouter : Voyez ma page 1 sur les patronymes apparentés (chapitre Onomastique) et vous verrez que Amiet est une forme alpine de notre patronyme Amiel, comme quoi l'erreur était bien familiale mais non onomastique. Cette adaptation régionale des Alpes depuis notre nom Amiel a été reprise par exemple dans "Malices et merveilles" de Edmond Pidoux (Ed. Mobiles. L'Âge d'Homme, 1985, Lausanne) à propos du conseiller Jean-Frédéric Amiet, cité comme un quasi-homonyme d'Henri-Frédéric Amiel dans l'un des 15 récits de cet auteur, entre réel et imaginaire.
CONSCIENT DE S'INSCRIRE DANS SA LIGNEE FAMILIALE :
Après le décès de la plus vieille représentante des générations passées de sa famille qu'il connut, décédée à 80ans, il écrit dans son Journal : C'était notre doyenne : ses souvenirs étaient les archives de notre famille paternelle. Elle emporte avec elle notre tradition. Les Amiel n'ont maintenant plus de racines qui les rattachent au passé. Pour moi en particulier, je n'ai plus d'aînés, et c'est sur moi que tombera régulièrement le premier coup de l'inexorable faucheuse.
Son goût "caché" pour la MUSIQUE :
Pour lui la musique est la plus haute manifestation de l'art, car elle est l'art du sentiment, "l'art de la vie intérieure par excellence" et dans ce domaine on retrouve son mysticisme religieux (cf. son aphorisme sur la musique : "La musique c'est l'harmonie, l'harmonie c'est la perfection, la perfection c'est le rêve et le rêve c'est le ciel").
Il fit pour les journaux de multiples comptes-rendus de concerts et inaugura même ce genre de critique. Dans le Journal de Genève daté du 20 février 1859, il signera son article par ces trois lettres énigmatiques à première vue : "I.C.L." tant, parait-il, il lui a couté de l'écrire et tant aussi en raison de sa "timidité incurable qui lui procurait l'appréhension de toute action publique". Cette technique de camouflage fut utilisée également par lui pour cacher les noms de ses possibles candidates au mariage que l'on trouve dans son Journal. Derrière ce mystérieux ICL se cachent les lettres terminant ses prénoms et nom, tout simplement !
Il consacre dans son propre journal beaucoup de notations à la musique; en dilettante averti il chanta dans sa jeunesse dans le chœur du Conservatoire de Genève et suivit assidument les séances publiques de musique de chambre dont c'était alors le 1er essor à partir des années 1850.
Jusqu'au milieu du siècle la musique était en effet, encore largement perçue dans la Genève protestante comme un divertissement, un vice largement condamnable. Amiel, qui fréquentera dans la 2ème moitié de son siècle avec assiduité Beethoven, Haydn ou Mozart, pas moins, fait partie bel et bien des pionniers d'une nouvelle façon, pour son temps, d'écouter cette musique. Il entretint un rapport notable avec l'auteur de la 9ème symphonie, figure centrale de la grande musique dont le culte est alors en train de s'installer en Europe. (cf. Bull. de la Soc. d'Histoire & d'Archéologie de Genève 2002-2005 T. 32 à 35, Communications, p.194, Genève).
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