ST EMILIEN DE NANTES :
- Dans les vieilles légendes quelquefois des pierres semblent sortir du sol, d’autres seraient tombées du ciel, comme ces tombeaux taillés dans les carrières du plateau à l’est d’Autun envoyés pour inhumer saint Emilien, évêque de Nantes, et ses 20 000 soldats chrétiens venus livrer ici leur dernier combat contre les Sarrasins. Tout aussi mystérieuse reste cette pierre Guenachère sur laquelle la légende, encore elle, veut voir la forme d’une miche de pain envoyée aux compagnons d’Emilien, à deux pas de la fontaine près de laquelle ce dernier succomba, dit-on, et dédiée à son nom; un pèlerinage (quelque peu déplacé comme on le verra) y attire encore chaque été, autour du 22 août, de nombreux fidèles venus assister à une messe en plein air.
- Des érudits ont fait depuis longtemps un sort à la légende, montrant que le culte qui a fait changer le nom de la paroisse de Saint-Jean-de-Luze en Saint-Emiland n’était pas antérieur au 16e siècle, sans parler de la confusion entre Emiland-Emilien avec un évêque nantais nommé Similien ; mais des recherches récentes veulent démontrer que les récits du 16e siècle auraient été inspirés par les exploits d’Artur contre les Romains, tels qu’a pu les interpréter Etienne de Bourbon, un dominicain venu enquêter au 13e siècle sur les lieux, et à la suite des récits publiés par Geoffroy de Monmouth et Chrétien de Troyes au 12e siècle. Quoi qu’il en soit, quand le moine-chroniqueur Mabillon passe au village en 1682, la légende est bien ancrée : on lui montre les sarcophages tombés du ciel ayant servi à inhumer les chrétiens, et bien sûr la sépulture primitive de saint Emilien, la chapelle funéraire qui existe toujours au milieu du cimetière. Au 19e siècle, l’archéologue Bulliot voyait là un dépôt de tombes extraites des carrières du pays et placées en dépôt le long de la voie d’Agrippa ; les archéologues actuels penchent pour l’existence d’une nécropole antique, puis mérovingienne.
La pierre Guenachère, sur laquelle apparaissent en vérité des traces d’extraction de meules, pourrait servir d’emblème au plateau. Mais le merveilleux est inscrit dans la roche en bien d’autres lieux : l’empreinte du cheval de saint Emilien est imprimé à la fontaine du Fou…
- Il se trouve aussi que cette région entre Autun et Langres est celle d’Alise Ste Reine et là on remonte à la Guerre des Gaules et César qui en parle au début dans ses deux batailles contre les Helvètes. Les deux batailles de la légende d’Arthur sont situées comme par hasard dans les mêmes lieux mais inversées chronologiquement. Et là doit être cité textuellement ce que dit l’histoire romaine et qui aurait pu aussi inspirer non seulement le choix du nom aemilien mais aussi la vaillance contre tout envahisseur: César ayant cru devoir s’occuper des vivres, s’éloigna des Helvètes et se dirigea vers Bibracte. « Des esclaves de Lucius Aemilius, décurion de la cavalerie gauloise (Lucius Aemilii, decurionis equitum Gallorum) livrèrent cette information aux ennemis. Les Helvètes, en attribuant à la peur la retraite des Romains, d’autant plus que la veille, bien que maître des hauteurs, ils n’avaient pas engagé le combat, ou bien se flattant de pouvoir leur couper les vivres, changèrent de projets, rebroussèrent chemin et se mirent à suivre et harceler notre arrière-garde. »
Le nom du supposé évêque de Nantes aurait pu donc, tout aussi bien, avoir été puisé dans ce passage. Le prénom Lucius signifie lumière et Aemilius se traduira par Emile mais aussi Emylan, Myland ; la St Myland fut fixée à l’origine au dernier dimanche de juin et c’est fin juin qu’a été fixé par les historiens la période de l’année où se déroula la bataille de César contre les Helvètes.
Des points communs il y en a aussi avec la légende du roi Arthur. Bien sûr on y parle de sarrazins et non plus de romains. Il est utile de savoir que le mot sarrazins ne désignait pas au moyen-âge seulement les arabes mais les païens en général dont furent les romains ! On employait ce qualificatif autant pour les tuiles romaines que pour les tombeaux antiques. Une ambiguïté bien pratique pour placer la pseudo-histoire sainte au temps de « l’invasion » arabe. Il est enfin possible que ces faussaires de la foi se soient également inspiré d’une autre vita de saint, celle d’un Aemilianus évêque de Maurienne, fuyant les sarrazins pour ce qui le concerne et qui se serait réfugié dans le monastère de Nantua (Ain) dont ils firent …Nantes ?!
- Au XIIIème S. il est certain qu’on ne parlait pas de St Emilien dans la région d’Autun. Dans le récit du dominicain concernant le cimetière de St Jean de Luze est indiqué qu’ « on disait qu’avaient reposé les corps de très beaux et très courageux chevaliers d’Artur, d’Yvain, de Gauvain et d’Erec, ainsi que leurs compagnons ». Le savant dominicain Mabillon fut au courant de ce qui avait été écrit avant lui dont l’Historia Britonium de De Monmouth et sa traduction « Roman de Britonia » de Wace paru en 1155, lesquels racontent les exploits d’Arthur ou du moins avait-il lu les Romans de la Table Ronde qu’il cite dans ses anecdotes : Historia Arturi. Il considère les combats d’Arthur contre les romains à Aluze comme un fait historique, il n’hésite pas à citer De Monmouth, et les fameuses tombes sont donc pour lui du VIème S. (Arthur serait mort en 542 !) Des tombes très antérieures au supposé Emilien (que ses hagiographes font mourir près de deux siècles plus tard, devant des arabes).
Des points communs aux légendes d’Arthur et d’Emilien peuvent être notés :
* L’itinéraire d’Emilien se calque sur celui d’Arthur pour se rendre à Autun si ce n’est qu’Arthur part du Mont St Michel quand Emilien part bien sûr de Nantes (avec pour lui une sorte d’aller-retour que je ne peux détailler ici);
* Le chef de l’armée : Celle d’Arthur est commandée par Gauvain et Hoel ; Hoel est connu à Nantes comme comte ; Emilien l’aurait aussi été;
* Le lieu de la bataille : Saisy (Suesia, Saciacum) pour Arthur, à 9km au N. à peine de St Emiland pour celle du saint, à environ 15km à l’O. d’Autun, l’Augustodunum fondé par César, cité célèbre (et non Saussy plus au N. près d’Alise Ste Reine), région de la bataille de César contre les Helvètes.

Mais combien cette légende de St Emilien de Nantes est édifiante religieusement tout autant sans doute que politiquement car ce fut indubitablement un moyen de lutte en France contre les velléités arabes au début des temps modernes, rappelant la victoire de Poitiers de 732 et l’arrêt de leur incursion, victoire militaire et victoire religieuse pour laquelle pourtant aucune référence religieuse ne fut notée. Avec la légende d’Emilien voilà qui est réparé. Voici un résumé commenté de ce qui fut créé de toutes pièces :

On dit donc que cet évêque nantais, né dans une noble famille d'origine gallo-romaine, nommé Aemilien, aurait été aussi Comte de Nantes; il aurait succédé à ces deux fonctions, civile & religieuse, à un Amelon ou Amila vers l'an 700, du moins au début du VIIIème S. (le 2ème connu). Voilà encore une fois comment il y a lieu de se rattacher à l’antiquité pour donner plus de force au personnage sans pour autant donner dans la précision. Aemilien aurait réuni selon sa Vita une armée pour aller combattre les Sarrazins en Bourgogne, dans la région d'Autun ce qui en ferait le 1er à mener ainsi au sein de l'église une croisade contre des infidèles après avoir prêché pour sa nécessité auprès de ses ouailles et recruter ainsi des premiers soldats de Dieu. Là nous voilà avec un précurseur unique pour la période, ce qui plaide en revanche pour une attribution bien plus tardive. Après quelques combats où il les vainquit, il aurait péri dans une bataille en 725 avec un nombre important de soldats chrétiens défenseurs de la foi. Le texte du dominicain du XIIIème S. fait référence à un site nommé Aleuse, situé au village actuel de St Emiland, certifié par de nombreux sarcophages qui effleuraient encore du sol au XIXème S. Leur présence en nombre important a longtemps été expliquée par des sources différentes : soit par la bataille citée au début où St Emiland aurait péri; soit par la légende arthurienne parlant d'un bataille qui aurait opposé en cet endroit le roi Arthur et les Romains, entre Autun et Langres, l'intemporalité du roman d'Arthur étant bien connue soit enfin par la bataille de César contre les Helvètes et le détail concernant le décurion Aemilius. Il s'est en tous cas propagé ici une légende locale orale d'une "pluie de sarcophages" qui seraient tombé là sur la prière de St Emiland, envoyés par Dieu pour pouvoir enterrer les chrétiens tués par les Sarrazins, une telle histoire permettant d’ancrer dans un souvenir vague, qu'aurait eu lieu, il y a longtemps, là, un énorme carnage de la part des Arabes (selon Mabillon cité par J. Berlioz in "Les tombeaux des Chevaliers de la Table Ronde à St Emiland", art. cité p.43,44; Revue Romania T.109, Vol.433, n°1, 1988). A la place d'une histoire incertaine prend place un mythe qui, lui, s'ancrera dans les mémoires. Plusieurs autres toponymes proches de Sens, notamment à Voisines, viennent consolider la légende: Montmiliant près de Tonnerre; à Tanlay se trouve une chapelle dédiée au faux saint.
Selon la tradition St Similien (qui deviendra Emilien) fut le vocable de la 1ère église de Nantes (déjà reconstruite en 959). C’est par pas mal de similitudes évocatrices que fut forgée cette vita authentiquement fausse ! On a vu l’éventualité du rappel de Nantua dans Nantes, le nom romain Aemilius rappelé par Emilius/Emiland, et le même est rappelé par Similien probablement ; car Similien peut être vu comme S. Emilien pour Sanctus Emilianus selon l’hypothèse de l’abbé Travers dans son "Histoire…de la ville et du comté de Nantes" (1836), avec une légère faute (SEmilien, SImilien) que l'on attribuera à un copiste ! Comme si cela ne suffisait pas Emilien aurait succédé sur son siège d’évêque nantais à un certain Amelon ou Amila, un nom très aemilien comme l’on sait, que l’on trouve cependant écrit aussi Amnon ou Amithon (?), encore des à peu-près de copiste sans doute !
Une légende enfin forgée au XVIème S. en un temps où la vieille bataille de Poitiers qui, d’ailleurs n’a probablement été qu’un de ces coups de main commun aux arabes, est devenue bien tardivement un fait de guerre important pour le roman national français, faisant toujours référence jusqu’à nous. Car c’est au XVIème S. que ce fait divers dirons-nous devint réellement important. Il est vrai qu’en son temps il permit judicieusement l’installation de la dynastie carolingienne mais à la Renaissance ce rappel va constituer un symbole fort de la lutte de l’Europe Chrétienne face aux nouvelles incursions musulmanes, cette fois dans le centre de l’Europe. Faut-il rappeler ici, que Soliman le Magnifique parvient à Vienne en 1529 et 1532, mais son siège sera heureusement vain. Et la légende d’Emilien chez nous débute historiquement sous l’épiscopat de l’évêque autunois Jacques Hurault, entre 1512 et 1546, cqfd !
Un saint très bien sous tous rapports : On le fit venir d’une famille illustre, d’origine patricienne gallo-romaine bien sûr, très chrétien, très franc aussi, défenseur de la foi comme aucun autre avant lui, et de plus doté d’une nature remarquable; on écrivit dès le XVIème S. qu’ « Emiland (fut) un homme d’une beauté parfaite, d’un visage affable, d’une éloquence persuasive (tiens comme la définition latine de son nom !), d’un cœur compatissant au peuple, en un mot aimable au-dessus de toute mesure ». Voilà un portrait moral parfait, trop parfait.
Des représentations figurées pour être complet. On ne connait qu’une seule statue du temps approximatif de son « invention », datée du début du XVIIème S. Il est présenté en guerrier avant tout, en armure ornée d’un chérubin, une cuirasse et une chape le recouvrant, au large orfroi décoré de figures de saints et maintenue sur les épaules par un fermail à cabochon, coiffé d’une mitre pour ce qui concerne les références religieuses (conservée à Conliège, MH).
En conclusion on pourrait lui appliquer ces vers de Raban Maur, moine du IXème S. qui devint archevêque de Mayence : Auferte gentem perfidam, Credentium de finibus, Ut unus omnes unicum, Ovile nos pastor regat soit à peu près : Devant la gens perfide, Croyants de toute la terre, Tous unis dans un seul troupeau, Qu’un seul berger peut diriger. La gens perfide étant bien sûr ici les sarrazins (d'habitude il s'agit des juifs qui ont fait périr Jésus) et bien que, dans la pensée du poète, l’usus pastor et l’unicum ovile s’appliquent à l’empereur Charlemagne et à son empire plutôt qu’au pape et à l’église, l’allusion à la gens perfide ne pouvant être refoulée que par la puissance du bras impérial; jusqu’à ce qu’enfin l’Eglise pense à créer son propre pourfendeur d’infidèles, Emilien, et le placer dans le même contexte que l’empereur (qu’elle fit aussi saint, selon certains du moins).


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